07 novembre 2006

Tûrlûtûtû, châpêâû pôîntû

Pauvre accent circonflexe, à qui notre sénescente mais néanmoins imputrescible Académie tente de faire la peau ! Ainsi depuis 1990 il disparaît (pardon, disparait) des i et u de la plupart des mots, et l’on n’écrit plus « je dînais goulûment d’huîtres des îles et me soûlais de moût à m’en dégoûter » mais « je dinais goulument d’huitres des iles et me soulais de mout à m’en dégouter ». Pauvre accent circonflexe !

Fort heureusement, le lecteur diligent aura non seulement observé que les plus rétrogrades et nostalgiques d’entre nous ont tout loisir de s’asseoir (pardon, s’assoir) sur les recommandations académiciennes puisque l’orthographe précédente demeure valide jusqu’à nouvel ordre, mais aussi qu’inébranlable, l’accent circonflexe subsistait sur bien des mots tels sûr, afin de ne pas entretenir de confusion avec sur (sucré), tant il est vrai que sinon, et seulement sinon, ce serait la margaille et le cafouillis dans notre belle langue.

Super Pédant Man ne tient pas à prendre parti pour ou contre la réforme de 1990 car son dictionnaire de synonymes n’a pas les gros mots. En revanche une piqûre (pardon, piqure) de rappel au sujet des mots où il est vraiment important de ne pas oublier l’accent ne ferait pas de mal. Ou sinon ce serait pour ton bien, cher lecteur.

Il faut donc, et tout d’abord, ne pas oublier l’accent dans les terminaisons de conjugaison :

  • au passé simple, première et seconde personnes du pluriel :
    • « vous aviez de belles chaussures, vous les mîtes » (ça tombait bien, il faisait froid dehors) mais « vous aviez de belles chaussures, vous les mites » (les hannetons sont très jaloux),
    • « ils falsifiaient la TVA, et nous les surprîmes » (les faquins, ils furent bien punis) mais « ils falsifiaient la TVA, et nous les surprimes » (les maroufles, ils œuvraient en bande organisée),
    • et partout ailleurs, toujours, toujours : « vous primâtes Lucie », « nous mîmes Marcel au courant », « vous chûtes, Victoria ? »… ;
  • à l’imparfait du subjonctif, troisième personne du singulier :
    • « Marius annonça un 100 cœur, il était plus sûr que l’autre contrât » (plutôt que de surenchérir) mais « Marius annonça un 100 cœur, il était plus sûr que l’autre contrat » (un peu hasardeux, 80 trèfle),
    • et partout ailleurs, toujours, toujours : « pour que Matthieu béât, il fallait que Thierry bût avant que Rocco ne le vît »… ;
  • … sauf les verbes amuïr, haïr et ouïr dans lesquels le tréma l’emporte sur le circonflexe dans la conjugaison (nous haïmes, qu’il amuït). Pauvre accent circonflexe !

En plus des conjugaisons particulières, l’accent circonflexe est important dans l’orthographe de bien des mots :

  • sur î et û lorsque la confusion avec un autre mot est possible :
    • si tout le monde a eu l’occasion d’aller en boîte, peu connaissent boite, un très joli mot qui désigne une bonne vieille piquette ; faire couler la boite prend alors un tout autre sens !
    • « il a tué sa deuxième victime au crépuscule, il comparaît à l’aube » (et on ose dire que la justice est lente) mais « il a tué sa deuxième victime au crépuscule, il comparait à l’aube » (la luminosité, ça change tout),
    • « l’homme qui a crû au paradis », c’est Adam ; « l’homme qui a cru au paradis », il a fait un pari audacieux (et si, déçu, il n’y croit plus, l’autre, déchu, n’y croît plus, chacun sa croix),
    • « c’était le mois dernier, vous dîtes n’importe quoi » (vous étiez bourré) mais « c’était le mois dernier, vous dites n’importe quoi » (vous êtes bourré),
    • « j’ai encore souper dans la cuisine » (le salon était en bordel) mais « j’ai encore du souper dans la cuisine » (ces morfals en ont laissé),
    • « toute cette neige… voilà une belle ligne de faîte ! » (les Vosges sont magnifiques en hiver) mais « toute cette neige… voilà une belle ligne de faite ! » (la drogue, ce danger permanent),
    • « elle se rendit malade en vidant la bouteille, comme lui le fût auparavant » (quelle descente) mais « elle se rendit malade en vidant la bouteille, comme lui le fut auparavant » (ça aurait dû lui servir de leçon),
    • « le jeûne est dangereux pour les vieux » (goitre, crétinisme et tutti quanti) mais « le jeune est dangereux pour les vieux » (le respect se perd),
    • « tu peux remettre les fruits à l’intérieur, les murs sont assez sûrs » (personne ne va les chaparder) mais « tu peux remettre les fruits à l’intérieur, les mûrs sont assez surs » (inutile de les laisser pourrir),
    • « je viens de rencontrer Alice, elle paraît une belle jeune fille » (contrairement au trumeau annoncé) mais « je viens de rencontrer Alice, elle parait une belle jeune fille » (vive la mariée),
    • enfin, rien à voir avec les nouvelles recrues, l’adjectif méconnu recru signifie épuisé, et l’encore plus obscur recrû désigne les petites pousses qui se développent après le nettoyage d’un taillis ;
  • sur â, ê et ô parce qu’une confusion est toujours possible :
    • « il supporte les railleries comme elle le bât » (ils sont tous les deux à plaindre) mais « il supporte les railleries comme elle le bat » (quelle mégère),
    • il y a lieu de distinguer la chasse, activité sanguinaire grotesque, la chasse d’une voiture qui dérape, la châsse (coffret renfermant une relique) et le châsse, terme argotique pour désigner l’œil,
    • le verbe cocher peut aussi s’écrire côcher lorsqu’on parle d’un oiseau couvrant sa femelle,
    • « mon côlon est malade et ne peut se remettre » (j’ai abusé sur les piments hier) mais « mon colon est malade et ne peut se remettre » (George Sand, La Petite Fadette ; on parle ici d’un exploitant agricole),
    • « ce cheval est un habitué des grosses côtes » (il s’ennuierait dans les Landes) mais « ce cheval est un habitué des grosses cotes » (il faut parier sur lui),
    • « que feraient les charpentiers sans forêts ? » (sans doute de l’aggloméré minable) mais « que feraient les charpentiers sans forets ? » (leurs perceuses en seraient contrites),
    • le genêt est la plante à fleurs jaunes bien connue mais le genet désigne une race de chevaux d’Espagne,
    • « ils ont mâté la Marie-Céleste, désormais bien halée au vent » (ah, les boucaniers sur les vergues !) mais « ils ont maté la Marie-Céleste, désormais bien hâlée au soleil » (ah, la boucanière…), et si Ulysse était attaché au mât, les joueurs d’échecs sont plutôt attachés au mat,
    • « soirée de soul, mâtinée de jazz » (un mélange de genres) mais « soirée de soul, matinée de jazz » (et beaucoup de café pour passer la nuit),
    • « ils préparent les clous de girofle et nous les mêlons au porto » (ce cocktail s’appelle le bishop) mais « ils préparent les clous de girofle et nous les melons au porto » (chacun son truc),
    • « ils recrutaient pour les drames nôs comiques » (le est un genre théâtral nippon) mais « ils recrutaient pour les drames nos comiques » (notre troupe a du succès),
    • « c’était un gros pâlot, elle n’avait plus envie » (toujours demander la photo avant) mais « c’était un gros palot, elle n’avait plus envie » (épuisants, ces exercices respiratoires),
    • « nous déjeunons en forêt de Rambouillet, on va rôder » (tels les jeunes désœuvrés) mais « nous déjeunons en forêt de Rambouillet, on va roder… Il se reprit : — Nous allons roder la voiture, vous comprenez » (Colette, Colin),
    • le rot du bébé et des adultes très malpolis, homographe du rot (dont le t se prononce) désignant un groupe de maladies de la vigne, ne doit pas être confondu avec le rôt, vieux mot qui désigne entre autres le service suivant les potages dans les grands repas,
    • « je fais toujours les tâches de merde ! » (café, photocopies…) mais « je fais toujours les taches de merde ! » (on ne veut pas savoir les détails),
    • « un seul mot de vous et je serai vôtre incontinent » (on savait se déclarer, au xviie) mais « un seul mot de vous et je serai votre incontinent » (encore une tâche de merde) ;
  • … sur â, ê et ô toujours et toujours, même s’il n’y a pas confusion orthographique possible.

Super Pédant Man espère que ces exemples ont pu te convaincre, cher lecteur, de l’importance indicible de notre bon vieux chapeau et que celui-ci ne sombrera pas dans la décrépitude comme s’y attellent de sadiques fomentateurs. Pauvre accent circonflexe !

Cet article est dédié à la mémoire de Jacques Cellard, à qui Super Pédant Man voue une admiration démesurée, et tout particulièrement en hommage à son « Je rêvais d’une femme qui fût belle ».